retour : sombre histoire

                             

                             Le cabinet

  L'endroit dégageait une impression de salle d'attente. Pas beaucoup de meubles. Une petite table basse, une chaise droite pour lui, un fauteuil plus confortable et le fameux canapé placé sous une photo de Jung bien encadrée. Je ne pus m'empêcher de penser à la cerise sur le sundae. Je choisis le fauteuil lui faisant face : sur le canapé, je lui aurais tourné le dos.

   Sur un des murs du cabinet, il y avait un tableau d'un de mes anciens collègues. Assez cher, d'après mes souvenirs, mais pas très beau. Il représentait des personnages stylisés en train de discuter dans un vague paysage. Avait-il choisi ce tableau pour sa symbolique ou pour impressionner le client ? C'était raté, de toutes façons.

   « Une séance par semaine, sauf pendant mes vacances. Cinquante dollars la séance, que vous veniez ou pas. Et ne soyez pas en retard ! »

   J'avais cru que c'était moi qui avais besoin de lui.

                                 
  J'étais venu en moto.

  Je posai mon casque sur la table et pris place dans le fauteuil. Il parla, en regardant à travers moi sans me voir, de chevalier casqué fonçant vers l'avenir, chevauchant à toute allure sa monture mécanique vers de nouvelles aventures, invincible, bravant le froid, méprisant la fatigue, faisant des conquêtes dans des contrées pleines d'embûches et de maléfices.
                                  
  J'étais juste venu en moto.

   J'imaginai qu'étant jeune il avait été privé de tricycle par sa mère et qu'il se rattrapait avec moi. Il devait être du genre de ceux qui, obligés de vivre par procuration, racontent comme s'ils étaient les leurs les voyages que d'autres ont faits ou qui s'enorgueillissent des exploits de leurs idoles.

   J'eus de la peine pour lui.

  J'étais venu parler de moi. Son envolée se termina aussi sec qu'elle avait commencé. Il se tut et m'écouta. Pendant plusieurs séances il m'écouta. Je passais parfois des minutes, voire des séances complètes sans dire un mot. Il attendait.

   En fin de séance un jour je crus qu'il allait me parler. Il s'éclaircit la gorge et dit : « il est trois heures moins dix, la séance est terminée. »

   De temps en temps, il semblait lutter contre le sommeil durant les séances. Je présume qu'il devait trop manger à midi et que sa digestion lui causait des attaques de sommeil. À deux ou trois reprises, il dormit carrément, allant même jusqu'à pousser quelques grognements qui le réveillèrent en sursaut. À un dollar dix la minute, psychanaliste, c'est un bon métier.
                                                

  De séance en séance, je prenais plaisir à ralentir mon débit et à baisser la voix pour le voir lutter héroïquement jusqu'au moment où, n'en pouvant plus, il sombrait enfin. Un jour, il dormit vingt-trois minutes. Paisiblement. Il souriait dans son sommeil. Je suppose qu'il rêvait de moto ou de tricycle et d'aventures dont lui et sa mère étaient les héros.

   Moi, ma mère ne m'avait jamais privé de rien. On était pauvres chez nous, elle ne pouvait pas me priver de ce qu'elle ne pouvait pas m'offrir. Pourquoi lui parler d'elle ? Comment parler de mon enfance merveilleuse sans déclencher chez lui ce froncement de sourcils ? Jusqu'à l'âge de six ans j'avais même dormi avec ma grand-mère. Certaines nuits, nous nous rendions ensemble à la cuisine manger du dessert dans le noir, en secret...

   La perte de ma grand-mère et de ma mère, un peu plus tard, avait sonné la fin de l'innocence, le début de la vie où rien ni personne ne sera plus à la hauteur. J'imaginais la réaction de mon psy : Œdipe deux fois plutôt qu'une, c'est sûr.

   Je me levai lentement, déposai le chèque final sur la table et quittai la pièce sans bruit.

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