Le menuisier, sa femme et le marteau (suite)

(Voir ou écouter Le menuisier, sa femme et le marteau

Je connais des gens qui ne possèdent pas d'oeuvre d'art. Qui n'en ont pas besoin. Qui ne visitent les musées que lorsqu'ils sont en voyage. Il faut bien avoir vu le Louvre quand on va à Paris. Ils vont au cinéma, lisent des livres, écoutent de la musique. Ils ont tous un radiocassette dans leur voiture. Un magnétoscope à la maison.

Ils vous diront que cela sert à meubler leurs loisirs. Pourtant, un film les aura souvent aidés à trouver un sens à leur travail ou à leurs amours. Un roman les aura rapprochés des autres ou aura comblé leur solitude. Ils auront surmonté un deuil ou une séparation en écoutant de la musique qui les plonge dans l'oubli ou qui ravive des souvenirs. Qui contribue à stigmatiser leur appartenance à un groupe.

Consciemment ou non, ils se seront servis des oeuvres d'art comme d'autant d'outils capables de les définir, d'agir sur eux-mêmes et de transformer leur vie. Dans ce travail, à chacun son outil.

Qui irait s'interroger sur le sens profond du marteau ? Les oeuvres d'art sont des outils, au même titre que le marteau de la fable. Et, pas plus que ce dernier, elles n'ont de sens. Elles ont une fonction.

Dans la fable, le marteau n'a jamais servi à clouer, ce qui était pourtant sa fonction première. Tous les personnages se sont servis de l'outil pour leurs propres fins, en le détournant de son usage principal. Moi-même y ai trouvé une huitième fonction en l'utilisant pour illustrer mon propos.

Huit usages pour ce marteau que l'on croyait banal, voilà un outil intéressant.

L'avantage du marteau est d'avoir une fonction évidente ; un enfant de quatre ans est en mesure de comprendre instantanément l'usage qu'il peut en faire. Il en va autrement du four à micro-ondes et du magnétoscope qui supposent un apprentissage plus complexe. Que dire de l'ordinateur qui, bien que d'un maniement facile ( il ne requiert que l'usage de deux index et de la paume de la main ), exige par contre plusieurs heures d'étude avant même qu'on puisse espérer quelque résultat ?

La plupart des gens n'utilisent d'ailleurs qu'un infime pourcentage des possibilités de ces machines et on peut penser que la performance personnelle moyenne des utilisateurs est inversément proportionnelle à la complexité de l'outil.

Les oeuvres d'art n'ont pas une fonction unique, évidente et attendue. Comme dans la fable du marteau, l'usage qu'on en fait est complexe et multiple. Il varie selon les intentions des usagers. Conséquemment, la performance des utilisateurs est pour le moins extrêmement difficile à évaluer. Ainsi, me retrouvant devant les oeuvres de Michel-Ange, Monet et Boltansky, malgré le décalage séculaire des ouvrages, ma réaction sera celle d'un homme d'aujourd'hui. Je serai libre de penser et de réagir comme je l'entends, mais je serai conditionné par mon histoire et ma culture personnelles, celles de l'époque et de la société auxquelles j'appartiens ou plus bêtement par mon humeur ou l'état de ma digestion.

Bien sûr, les créateurs, les inventeurs de ces oeuvres ont consciemment donné un sens, une direction à leur travail ; ils ont posé une problématique, établi une démarche. Mais leur oeuvre est aussi parsemée de jalons, d'indices cachés provenant de ce que certains psychanalistes ont appelé le balayage inconscient de l'univers.

Ils intègrent inconsciemment à leur oeuvre ces repères qui opèrent pour ainsi dire à leur insu et qui rejoignent les spectateurs à travers les cultures, le temps et l'espace.

On comprend maintenant l'engouement pour la musique de Bach de la génération qui a inventé l'ordinateur, outil dédié à l'ordonnance et au traitement systématique des données. L'époque aura reconnu rétrospectivement dans les fugues de ce champion un modèle d'ordre et de structure. L'oeuvre du compositeur devient alors le miroir d'un monde que lui-même n'aura pas connu. Dieu sait, par ailleurs, ce que le père Rodin penserait de ce qu'on fait maintenant de son Penseur sur CD-ROM ou de ses dessins érotiques...


 
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