La conférence

   Le conférencier avait l'air artiste, rien qu'à voir, on voyait bien. Mais pas tout à fait comme Félix ou Ferré auraient pu avoir l'air artiste. Lui, le peintre, c'était surtout son costume. Décontracté mais chic. Étudié, en tout cas. Même ses lunettes : je ne sais pas pourquoi je pensai tout de suite que quelqu'un qui a de si belles lunettes n'en a sûrement pas besoin.

    J'essayais de suivre sa conférence, mais j'étais distrait. Trop grande différence entre le personnage et son discours. Une allure désinvolte, très fashion, un ton de voix assez mondain mais un discours savant dont je ne retenais que des bribes : -questionner les signes... détourner les codes...

   Il n'était question que de transgression de ceci, de perversion de cela et surtout de mise en abîme. Ça oui, la mise en abîme. L'expression semblait lui plaire par-dessus tout car il l'employait toutes les trois minutes. Quand il déclara qu'il fallait réinvestir la praxis et déconstruire assertoriquement le support, je décidai que j'en avais assez et déclarai forfait. Je n'ai pas l'habitude d'aller aux conférences avec un dictionnaire.

   Je regagnai le parking en pensant qu'encore une fois je m'étais fait avoir et que j'allais devoir dans les heures qui suivent me débarrasser du sentiment d'échec que me laissaient généralement ce genre de conférences.

Dans ma voiture, j'allumai la radio. C'était Louise Forestier qui chantait Pourquoi chanter quand il y a tant à faire ? L'animateur, qui avait de la suite dans les idées, enchaîna avec À quoi sert une chanson si elle est désarmée ? de Julien Clerc. Décidément, il n'y a que les poètes pour dire les choses d'une façon aussi franche et directe. Simple et efficace. Pourquoi chanter quand on meurt en Bosnie ou au Rwanda et qu'on s'entretue un peu partout ailleurs ? À quoi sert une chanson quand elle ne peut désarmer ? À quoi sert un tableau...

   Je repensai à mon conférencier. Il y a des gens qui s'écoutent parler, d'autres qui se filment en train de baiser. Lui, il se regardait peindre. Son tableau lui servait de miroir... de sa peinture. Le miroir du monde, ça, c'était le rôle de la photographie, du cinéma ou de la télévision. Ce sont eux qui devaient s'occuper de donner aux gens une image de leur propre existence. Ma peinture a autre chose à faire, voyez-vous.

   J'arrivai à temps pour le téléjournal, mon quart d'heure de bonne conscience quotidien. Ma blonde était déjà au lit avec le chat. Arrestations, tabassage et émeutes. La guerre est en direct ce soir, la caméra est fixée au missile, on n'arrête pas le progrès. Ces moments d'horreur vous sont présentés par CNN.

    J'ai pensé commandités.

    J'ai changé de poste. Bernard Derome était en forme  : « La journée a été dure, dix-sept morts à Soweto, c'est tout pour aujourd'hui, mesdames et messieurs, - sourire - bonsoir et à demain. »

   Les images prêtes-à-souffrir me choquent de moins en moins, pensai-je en me brossant les dents, il faudrait que j'essaie de ralentir ma consommation. Je me demande d'ailleurs quelles sont les chances d'un We are the world II. À peu près nulles, je suppose. La télévision réussit à retransmettre les Jeux olympiques, pas autre chose, sur toute la planète.

    Pour de l'argent.

    Où vont-ils chercher ces chiffres : trois milliards de spectateurs olympiques, c'est pas rien, c'est la moitié de la population mondiale. La moitié branchée, bien entendu, la plus blanche, la plus riche.

   En me mettant au lit, j'entendis ma blonde me parler dans son sommeil :
    « As-tu vu tes messages sur le courrier électronique ? »

    Je songeai aux neuf dixièmes de l'humanité qui ne sont toujours pas raccordés à l'Internet et ignorent qu'ils habitent le village global.

   Global, virtuel et climatisé.

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