retour : sombre histoire

 

 Education maternelle

     Pendant plus de dix ans, ma mère a gardé à la maison une trentaine d'enfants, la plupart malades, handicapés ou aliénés.

    « Ceux que les autres ne veulent pas » disait-elle.

     Certains restaient un jour ou deux, d'autres demeuraient pendant des années, le plus malade est mort à cinq ans, dans ma chambre. Paralysé, Jacquot n'a jamais marché ni prononcé une seule parole pendant les cinq ans qu'il a vécus chez nous. Il communiquait avec nous autrement.

    Il faisait des bruits positifs pour oui et des bruits négatifs pour non. Il pleurait en entendant de la musique en mineur et son plus grand plaisir était de danser dans nos bras. Nous l'aimions comme notre frère.

     Ma mère avait fait construire une chaise spéciale en contreplaqué verni, avec des positions variables compliquées, dans laquelle elle lui faisait prendre l'air. Or, les médicaments qu'il prenait lui faisaient pousser un duvet foncé sur le visage si bien que les passants se détournaient. J'étais jeune à ce moment et je ne savais si c'était la chaise ou mon petit frère qui les rebutaient. Je me rappelle cependant d'avoir été fier d'être dans une famille différente.

      La compassion, comme une chose naturelle, allant de soi, acquise de cette manière d'une mère généreuse et incontournable est sans doute un héritage précieux, mais ambivalent. L'empathie apporte, il est vrai, sa propre récompense, étant souvent payée en retour par de la sympathie ; mais c'est aussi ce sentiment qui vous porte sans cesse à vous demander pourquoi chanter quand il y a tant à faire.

      Peut-être est-il plus sage et plus constructif, à bien y penser, de se laisser convaincre que chanter c'est faire, et qu'une chanson peut servir si elle est armée.