1er décembre 2004

Art et argent

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(En réaction à un article de Bernard Lamarche intitulé Réforme au Conseil des arts du Canada: les artistes en arts visuels (RAAV) répliquent, dans Le Devoir du 30 novembre 2004, je reproduis ici un extrait de
'Y a trop d'artistes, les œuvres d'art sont trop chères mais c'est pas grave parce que tout l'monde s'en fout, tiré de mon livre Les petites misères.)

Les artistes en arts visuels veulent être assistés dans une démarche de création indépendante et dénoncent la pression constante à exposer qu'impose la réforme du Conseil des arts du Canada. L'analyse qui suit dévoile le jeu pernicieux entre la production artistique, les subventionneurs et le marché de l'art. Chacun tire de son côté mais tous dans la même direction : le cul de sac.

La production
Tous mes collègues et amis artistes ont des tiroirs, des armoires, voire des entrepôts remplis d'invendus. Plusieurs ont encore en leur possession des œuvres exécutées depuis plus de vingt ou trente ans. Il semble bien que tous réussissent à produire librement, bon an mal an, avec ou sans subventions. Quand on a des surplus d'inventaire de l'ampleur que l'on connaît, on ne peut certainement pas parler de crise de la production.

L'information
Toutes les expositions importantes sont annoncées dans les journaux qui ont généralement des chroniques hebdomadaires. Certaines galeries courageuses font de la publicité. Les artistes annoncent sur le web. Seules la télévision et la radio boudent les arts plastiques. Le public ne manque pas d'information

L'offre et la demande
Si on compte les ateliers d'artistes ouverts au public, les centres d'artistes autogérés, les centres d'exposition et les galeries d'art, il y a plus de points de vente de l'art contemporain dans la ville où j'habite (Québec) que de succursales de la Société des alcools. Ceux qui ont besoin d'absolu devraient facilement trouver un endroit où épancher leur soif. Or, ce qui manque ce sont les acheteurs. Point. On a beau faire de l'art, l'annoncer et le mettre en vitrine, les gens n'achètent pas.

Changer de mentalité
Après plus de trente-cinq ans dans le métier, j'en arrive à la conclusion que l'artiste est le premier responsable de l'échec du développement économique de sa carrière. S'il y a quelqu'un avec les deux pieds sur le frein, c'est lui.

Certains aspects du métier font que l'artiste travaille dans l'ombre. Le travail de l'artiste visuel est un travail intime. En dehors de sa participation à des spectacles de peinture en direct ou à des symposiums, l'artiste est seul dans son atelier. Les œuvres collectives sont rares et, contrairement aux danseurs, aux musiciens et aux acteurs qui travaillent ensemble, l'artiste visuel est, par nécessité, un être solitaire. Généralement, il ne rencontre son public que dans les vernissages.

Solitaire et autonome dans son travail, il a peu de propension à s'associer. Quand il s'associe, il a tendance à le faire avec d'autres artistes qui pratiquent un art parent du sien: Conseil de la peinture, de l'estampe, de la sculpture, des arts textiles.

Il a fallu attendre le RAAV, le (Regroupement des artistes en arts visuels) pour voir la prise en main de la défense de tous les artistes de tout le Québec. Mais quels «tous»? Voilà un premier problème.

Pour leur plus grand malheur, les artistes en arts visuels sont sectaires. Sans les refuser pour autant, ils ont une énorme difficulté à accepter dans leurs rangs les artistes professionnels dits commerciaux, terme qui dans leur esprit signifie «quétaine».

On est toujours le quétaine de quelqu'un. Il n'y a pas de mal à être un quétaine avec un statut professionnel, vous en connaissez autant que moi.

Les artistes et le commerce de l'art
Habitués à travailler comme si le client n'existait pas, résignés au fait que de toutes façons, ça ne se vendra pas, les artistes contemporains ne se sentent pas pressés d'intéresser le public à l'acquisition de leur production. Il n'y a pas d'urgence à négocier avec un client quand on nie plus ou moins consciemment son existence. Cet état de chose s'explique en partie par leur formation artistique qui néglige manifestement l'aspect commercial de l'entreprise culturelle et par l'évolution de la fonction de l'artiste dans la société depuis une centaine d'années. Dans le domaine du commerce de l'art, le jeu de l'offre et de la demande s'est transformé: en gagnant l'absolue liberté de s'exprimer ou d'explorer le monde à sa manière, l'artiste a perdu peu à peu les commandes de clients qui garantissaient jadis son pain et son beurre.

Seuls les artistes dits commerciaux se préoccupent des goûts du public. Les artistes engagés dans une démarche plus introspective, ou dans une quête de sens, espèrent, sans s'inquiéter pour autant, que leur travail trouvera écho dans un public pour lequel ils n'ont par ailleurs aucune sollicitude.

Faire et montrer
Il est évident que l'acte de faire et l'acte de montrer sont deux actes différents. Mais il est décevant de voir les artistes travailler comme si le marché de l'art ne les concernait pas.
Contrairement aux artistes dits commerciaux qui sont fiers de leurs ventes qu'ils considèrent à juste titre comme une preuve de leur popularité, les artistes dits contemporains sont plutôt fiers de la liberté que leur garantit un autre emploi: «Je ne suis pas obligé de me prostituer pour vivre». Certains développent à l'égard de l'argent un comportement assez ambigu. L'argent et le succès, dans certains milieux artistiques, sont tabous quand il ne sont pas suspects.

Résignés à ne pas vendre, plusieurs artistes en sont venus à considérer les bourses et les subventions comme des succédanés de la vente, pire, comme preuve de la valeur de leur travail, de leur avant-gardisme auprès de l'establishment culturel composé en grande partie de gens qui pensent comme eux.

Pour certains, ces subventions et ces bourses sont d'ailleurs les seules sources de revenus artistiques. Ils sont beaucoup plus enclins à chercher ce que les programmes de subventions peuvent leur apporter que déterminés à se battre pour faire reconnaître par leurs concitoyens leur contribution au développement culturel de la nation. Développant ainsi un comportement de quémandeurs, voire d'assistés culturels, il n'est pas étonnant que ces artistes n'aient aucune stratégie de mise en marché véritable. Certains artistes bienheureux ont obtenu des gouvernements près d'un demi-million de dollars sur quinze ou vingt ans, en subventions et bourses de toutes sortes. On comprendra aisément qu'ils soient plus patients à retirer des profits de leur activité qui, somme toute, ne leur aura pas coûté très cher. Que leur œuvre soit ensuite exposée dans des lieux qui sont eux aussi subventionnés, louangée dans des revues également subventionnées, et que des organismes d'État s'en portent acquéreurs, il ne sera pas étonnant que les contribuables se posent quadruplement des questions.

Quand le ministère de la Culture coupe les subventions statutaires aux centres d'artistes, ceux-ci se retrouvent devant rien, n'ayant pas, eux non plus, préparé de plan d'intégration aux sphères de la société occupées par la science, la finance, l'industrie et le commerce. Il faut ajouter, cependant, que ces centres autogérés sont pratiquement tenus en otage par leurs subventions, car s'ils avaient le malheur d'afficher le prix des œuvres exposées et s'ils commettaient l'erreur d'en vendre, ces subventions leur seraient carrément coupées. Ainsi, le ministère de la Culture interdit aux centres d'artistes sans but lucratif toute tentative de créer un marché et de devenir autonomes.

Des René Angelil plus que des Céline Dion
Le système des galeries d'art contemporain ne semble pas donner les résultats escomptés. Personne ne vend assez pour en vivre, et les galeries elles-mêmes se plaignent depuis longtemps du marché sans proposer pour autant un changement notable de stratégie commerciale. Je ne parle évidemment pas des galeries qui vendent les travaux des artistes dits commerciaux, au contraire, celles-là semblent prospérer. Dans le domaine des arts plastiques, les encadreurs font de bonnes affaires.

Je n'ose imaginer ce qu'un René Angelil pourrait accomplir s'il consacrait une heure par jour à mon travail. Une heure par semaine... Nous avons besoin d'agents compétents, pas de magasins qui gardent nos œuvres en consignation.

Politique (?) culturelle
Les gouvernements n'ont pas vraiment de politique culturelle. Ils ont des programmes de subventions. S'il existe des programmes de mise en marché en agriculture et en industrie, il n'existe pas de plan de mise en marché de l'art. De plus, les programmes visent, dans l'esprit des dirigeants et des fonctionnaires (et des artistes), à «donner du temps libre» aux créateurs pour que ceux-ci puissent s'adonner librement à leur art, avec des prestations qui se rapprochent de celles de l'aide sociale. Seuls les artistes pauvres seront intéressés.

Bien sûr, il ne s'agit pas de transformer tous les artistes en hommes et en femmes d'affaires accomplis. Tous n'ont pas ce talent ou cette volonté. Il s'agit de convaincre les artistes que si leur production est à vendre, ils sont en affaires, qu'ils le veuillent ou non, et de les amener à s'entourer de personnes compétentes à tous les niveaux et à exiger d'eux-mêmes et de tous les intervenants la même rigueur, la même éthique et le même professionnalisme. L'art est aussi une profession.

© Richard Ste-Marie 01/12/04

 

Quelques sites intéressants :

R.A.A.V.
(Regroupement des artistes en arts visuels)
Pour signer la pétition du RAAV

Le Devoir
Contexte de l'adoption de la Loi sur le statut de l'artiste
Publications du Conseil des arts et des lettres du Québec

Art et argent :
Les banquiers dans l'art
Art et argent, l'histoire d'une soumission
(Le monde diplomatique)

«Aux États-Unis, on fait tout ce qu'il faut pour que ça marche; ici, on fait tout ce qu'il faut pour avoir la plus grosse subvention.»
Daniel Pilon à la S.R.C.