20 juin 2007

Comme disait Bourgault...

bande

Précautions oratoires

Je n'ai pas vu l'exposition d'Yves Tremblay au Lieu. Pas encore.

Dans l'ordre: j'ai d'abord lu la lettre au Voir de Jean-Pierre Guay, mon ami et collègue à CKRL, faisant suite à l'article d'Alexandre Motulsky-Falardeau, L'art actuel dans tous ses états, paru dans le Voir du 14 juin dernier. Puis, j'ai lu, dans les pages de commentaires du Voir, les réactions au même article, de Christian Messier, performeur, et celles d'Éric Dorion. Ensuite, l'ai lu les réactions de quelqu'un qui se cache sous le pseudonyme de Big Sista dans l'excellent blogue (cecinestpasunepipe.blogspot.com) de Claude Chevalot.

Finalement, j'ai lu l'article d'Alexandre Motulsky-Falardeau dans le Voir. C'est dire que j'ai fait les choses à l'envers. Et je ne suis toujours pas allé voir l'exposition d'Yves Tremblay au Lieu. Pas encore...

Arguments

Alexandre Motulsky-Falardeau écrit:
«Ces artistes, à trop chercher rien et son contraire, ne trouvent des innovations que là où ils ne peuvent qu'emprunter, sans jamais inventer quoi que ce soit, s'inspirant tantôt de la danse et de la poésie, tantôt des sculpteurs, des peintres et des graveurs - qui eux sont les véritables avant-gardistes du XXIe siècle.
Bref, au fur et à mesure qu'ils ont emprunté au théâtre, à la sculpture, à la danse ou à la poésie, les performateurs et installateurs ont oublié d'offrir quelque chose de nouveau d'un point de vue artistique.»

C'est curieux, j'ai souvent ressenti quelque chose d'approchant quand je me suis intéressé aux performances. Moi-aussi, j'ai trop souvent assisté à ces performances où des artistes produisaient des sons ou chantaient sans être musiciens ni chanteurs, qui parlaient sans offrir de véritables prouesses d'acteurs ou de récitants, qui se déplaçaient avec plus ou moins d'élégance, car ils n'avaient visiblement pas de pratique soutenue de danseurs. Mais là n'était pas leur propos, me suis-je laissé expliquer.

Je suis évidemment mal placé pour juger de ces «performances» car j'ai moi-même une formation de musicien au Conservatoire de musique de Québec et j'ai joué professionnellement pendant plus de vingt-cinq ans. De plus, avec la Fanfafonie, le Cirque du Trottoir et le Cirque du Soleil, dont j'ai fait partie, j'ai une expérience de scène et d'interventions dans des lieux publics (qu'on appelle manoeuvres dans d'autres milieux), en Europe ainsi qu'au Canada. Cette expérience doit représenter pour moi un handicap insurmontable pour évaluer ce qui m'était offert lors de ces performances. Aussi, il ne faut pas m'en vouloir si je me suis rapidement lassé des actions que je considérais d'un niveau amateur ou maladroitement empruntées aux autres domaines de l'art que je pratiquais. J'ai longtemps souhaité, moi aussi, quelque chose de «nouveau (et d'excellent) d'un point de vue artistique», mais je dois avouer que j'ai été malheureusement trop souvent déçu. Peut-être n'ai-je pas été chanceux, tout simplement. J'ai eu plus de chance avec le Cirque du Soleil qui, après s'être débarrassé des clows stéréotypés, des animaux exotiques, des musiciens ringards et des maîtres de piste assommants a réinventé la formule pour créer une nouvelle forme d'art qui n'a de Cirque que le nom.

Au secours Marcel Duchamp!

En 1917, Marcel Duchamp a voulu tester le système de l'art en proposant un urinoir, qu'il a baptisé Fontaine dans un salon new-yorkais. «Que M. Mutt (pseudonyme de Duchamp pour l'occasion) ait fait ou non la fontaine de ses mains n'a aucune importance (explique Duchamp dans The Blind Man). Il a CHOISI. Il a pris un article ordinaire de la vie, l'a disposé de façon à ce que sa signification utilitaire disparaisse sous un nouveau titre et un nouveau point de vue.» Évidemment, il faut accorder à Duchamp le mérite d'avoir ainsi annoncé plus d'un demi-siècle avant tout le monde le postmodernisme en arts visuels. Cette théorie qui postule que toute appropriation (d'une image, d'un objet) est honnête puisqu'elle est une parodie et qu'elle manifeste une critique sociale ou artistique légitime.

En 2004, 500 professionnels des arts à travers le monde choisissaient Fontaine comme emblème du XXe siècle, mais il y a belle lurette que cette oeuvre d'art du siècle sert de parapluie à toutes sortes d'aventures. Il me semble, en ce sens, que l'installation et la performance soient des héritiers privilégiés de la pensée de Duchamp qui, avec ses ready-made, ouvre un champ de liberté jusque là inexploré par les artistes visuels.

Mais cette porte ouverte est à deux battants, si vous me permettez l'expression; elle constitue, certes, le pivot central d'une stratégie de recontextualisation critique de l'objet. Une image connue ou un objet usuel replacés dans un nouveau contexte forcent, pour ainsi dire, le spectateur à reconsidérer les effets de sens et l'aide à comprendre que toute signification est, en fait, construction. Mais en même temps elle ouvre la voie à tout un foutoir intellectuel déguisé en théories pseudo-savantes qui forcent le respect des institutions et des historiens qui ont une sainte peur de passer à côté du génie. C'est sans doute en installation et en performance que l'on retrouve le plus de textes qui expliquent au spectateur (qui en a bien besoin, je le concède) la démarche de l'artiste, si ce n'est carrément le mode d'emploi de l'oeuvre. J'ai moi-même eu de la difficulté à expliquer, à une amie pourtant fort cultivée, le sens d'un seau de tôle galvanisée flambant neuf, cloué sans explications au mur du Musée d'art contemporain de Montréal à une hauteur d'à peu près douze pieds. Après moultes consultations au catalogue et après avoir fini par déchiffrer le code où abondaient les expressions du genre: perversion de ceci, transgression de celà, déconstruction et mise en abîme du reste, médiation, tactiques manoeuvrières et que sais-je encore, nous avons fini par comprendre qu'il valait mieux renoncer à notre quête de sens. «Mais, est-ce beau?» s'enquit finalement mon amie. «Beau?», chuchotai-je en lui faisant signe de baisser le ton et en jetant des regards autour de moi pour vérifier qu'on ne nous avait pas entendus, «je pense que cela ne s'applique pas ici». On dit qu'il faut que justice soit rendue et qu'il y ait apparence de justice. Y a-t-il apparence de beauté?

Yves Tremblay

Les oeuvres d'Yves Tremblay se retrouvent-elles parmi ces travaux obscurs? Certainement pas. Une visite de son site Internet (rien de plus simple : yvestremblay.net) convaincra le visiteur du sérieux de la démarche de cet artiste qui a engagé plus de 25 ans de sa vie dans une recherche formelle et symbolique. La métaphore joue un rôle important dans son travail, de même l'émotion et l'humour. Bien sûr, devant certaines oeuvres, on peut se sentir dérouté, et les textes explicatifs accompagnant les images du site aident le visiteur dans un exercice qui demande de l'attention et de la disponibilité car, comme le souligne Christine Martel en accueil, les glissements de sens commandent une réflexion approfondie. Évidemment, le visiteur sortant bienheureux de l'exposition de Fernando Botero au Musée National des Beaux-Arts du Québec sera fort secoué en arrivant au Lieu: il devra alors modifier son état d'esprit pour être capable de vivre l'expérience qui lui sera proposée. Ou il ressortira aussitôt irrité. (Voir la lettre de Jean-Pierre Guay au Voir à ce propos)

À qui s'adresse l'art?

«Et est-ce parce qu'elles n'ont pas d'objets propres et de techniques singulières - car elles ne sont que le mélange de plusieurs arts - que l'installation et la performance ont de la difficulté à se trouver un public? Le résultat de tout cela, c'est qu'en demeurant hybrides, multidisciplinaires, pour ne pas dire transdisciplinaires, les artistes qui ont exposé des installations et fait des performances durant les 25 dernières années ne sont pas toujours parvenus à attirer un public suffisant pour qu'on puisse dire qu'ils ont "amélioré" la société...» Alexandre Motulsky-Falardeau

J'avais l'habitude de dire à mes étudiants universitaires que les oeuvres d'art sont comme les gens dans l'autobus. Il se peut qu'un seule des personnes assises dans le véhicule bondé puisse changer votre vie (restez calme, elle est sans doute assise au fond du bus et elle est inatteignable...). Il faut faire un effort pour la trouver, puis la fréquenter, la comprendre et l'aimer... ou pour découvrir que, finalement, elle ne vous concerne tout simplement pas.

C'est ce qui m'est arrivé avec la performance. Après quelques efforts soutenus, j'ai conclu que cette forme d'art ne s'adressait pas à moi, ne me concernait pas. Je n'ai aucune honte à l'avouer, je me sens comme un ami musicien classique qui n'écoute jamais de musique pop ni de jazz. Il existe sans doute aussi des jazzmen qui ne vont jamais à l'Opéra et quelques acteurs de cinéma qui ne s'intéressent absolument pas aux téléromans.

Si je suis assez imperméable à la performance, j'avoue que j'aime l'installation. C'est une discipline à laquelle je me suis moi-même très brièvement intéressé en 1970, avec un groupe d'autres étudiants de l'École des Beaux-Arts de Québec, aventure qui s'est terminée par une exposition, Vacances '70, au Musée du Québec.

J'aime l'installation mais là encore j'éprouve un malaise, comme je suppose le public en général, devant ce qui me semble quelquefois improvisé, bricolé ou pauvre de matière. Je ne parlerai pas de ces installations faites d'objets recyclés qui développent leurs odeurs puissantes, au fur et à mesure de l'exposition, et qui, quand elles ne me laissent pas entièrement perplexe, heurtent mes convictions écologiques.

Quand Alexandre Motulsky-Falardeau écrit que «les artistes qui ont exposé des installations et fait des performances durant les 25 dernières années ne sont pas toujours parvenus à attirer un public suffisant pour qu'on puisse dire qu'ils ont "amélioré" la société...» il ne fait que constater que ces disciplines n'ont pas réussi à attirer un nombre suffisant d'amateurs, un nombre assez élevé, assez conséquent pour devenir critique, c'est-à-dire assez important pour peser dans la balance. On pourrait dire la même chose de la musique actuelle (celle qui fait mal aux dents comme disait Robert Gillet) qui possède un public dévôt, mais restreint; insuffisant, en tout cas, pour justifier, dans l'esprit des décideurs, des heures d'écoute plus nombreuses à l'antenne de la radio publique ou pour occuper une place plus importante dans la programmation de nos orchestres symphoniques.

Pour paraphraser Alexandre Motulsky-Falardeau: n'ayant pas d'objets propres et de techniques singulières facilement identifiables comme celles, par exemple, de l'estampe, de la sculpture sur pierre ou de la peinture à l'huile et parce qu'elles demeurent hybrides, multidisciplinaires pour ne pas dire transdisciplinaires, l'installation et la performance ont de la difficulté à se trouver un public qui se complaît par ailleurs à l'admiration de valeurs sûres, c'est-à-dire à l'adoration d'oeuvres produites il y a plus de 25, 50, voire 100 ans. Si on veut faire avancer la cause de ces disciplines moins populaires dans un public qui est loin d'être gagné à l'avance, (et, faut-il le rappeler, qui finance par ses impôts une très grande partie de ces aventures), il faudra sans doute développer une stratégie nouvelle, car, à l'évidence, les vieilles tactiques de diffusion, (je ne parle même pas de mise en marché) n'ont pas suffi. Ou peut-être les performeurs et les installateurs devront-ils se résoudre à assumer leur marginalité.

Pas radiophonique, l'art visuel?

Je co-anime à CKRLmf (89,1) L'Aérospatial, une émission 100% arts visuels avec Jean-Pierre Guay. Je devrais dire que j'ai le privilège de co-animer cette émission car faire de la radio offre la possibilité de prendre la parole. Dans notre cas, il s'agit plutôt de la donner. De la donner aux artistes visuels qui, s'ils ne sont pas carrément exclus des médias, sont ignorés en grande partie par eux. Notre émission est une émission ouverte. Autant aux expositions du Musée National des Beaux-arts du Québec qu'à celles des centres autogérés, en passant par les galeries commerciales. En 9 mois *(1), nous avons interviewé plus de 120 artistes et animateurs culturels du domaine des arts visuels et nous avons annoncé autant d'expositions et d'événements. Nous avons interviewé Fernando Botero et Alexandre Tardif (pour une première exposition) avec le même intérêt. Nous avons reçus à plusieurs reprises et toujours avec le même bonheur Richard Martel, du Lieu et de la revue Inter, car c'est un personnage très médiatique, qui s'exprime avec facilité et qui a des opinions ferventes. Pour un intervieweur, c'est du gâteau.

Rien de mieux que de citer mon ami Jean-Pierre Guay dans sa lettre au Voir pour expliquer notre rôle à la radio communautaire:


«Ces œuvres (comme celles exposées au Lieu) nous demandent plus de réflexion, d’analyse et conséquemment plus de pédagogie pour y «attirer le public». Elles exigent de nous plus d’ouverture d’esprit, un abandon des repères traditionnels, une acceptation de voir les choses autrement et surtout, du moins c’est ce à quoi je m’oblige, une distance pour nous donner le temps de réflexion nécessaire afin de ne pas juger l’œuvre à son premier niveau de lecture.

Pour «attirer le public» nous devons, nous-mêmes, prendre ce recul nécessaire. Et si après l’avoir fait rien ne surgit, c’est que l’œuvre n’avait rien d’éclairant pour nous. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’en n’avait pas. Nous ne l’avons tout simplement pas saisie. Ou, comme on le dit dans le milieu, elle n’a pas marché.

Notre mission à Voir, CKRL, CKIA, CHYZ, CANAL Vox, est de témoigner de la différence, de l’alternatif, de l’autrement, etc. En somme «d’attirer le public» vers autre chose que ce que nous croyons être le déjà-vu. Le public n’est pas constitué que d’initiés. Il ne faut pas prendre pour acquis qu’un événement en arts visuels saura le surprendre, voire le faire réfléchir. J’en suis l’exemple vivant. Il faut aussi savoir dire ce qui ne nous a pas éclairés. Avec nuances et respect.»

Jean-Pierre, qui se définit comme un amateur d'art (amoureux serait plus approprié), est essentiel à l'émission parce qu'il n'a pas les préjugés qu'un professionnel comme moi peut avoir accumulés après quarante ans de carrière. Il m'apprend beaucoup car il aborde toujours les événements que nous couvrons, ou les gens que nous rencontrons, avec une forme de virginité et d'innocence curieuse. En quelque sorte, il représente le public intéressé et bien disposé que les artistes aimeraient rencontrer. Il arrive sans doute que nos opinions diffèrent ou que nos questions soient dirigées dans des sens opposés. C'est très bien ainsi, nos deux approches dans l'émission sont complémentaires et indissociables. C'est l'absence d'univocité qui, justement, fait la beauté de la chose.

C'est pourquoi les opinions d'Alexandre Motulsky-Falardeau ont également leur place dans l'espace médiatique. Elles ont soulevé des réactions émotives, cela était à prévoir; je souhaite cependant qu'elle provoquent aussi -et surtout- un questionnement dans le milieu. Autant chez les artistes, performeurs ou non, que chez les dirigeants des centres d'artistes ou des galeries commerciales. Peut-être les opinions d'Alexandre Motulsky-Falardeau (et les réactions qu'elles ont suscitées) auront-elles aussi intéressé quelques personnes qui franchiront le seuil du Lieu pour une première fois.

Pour ma part, elles ont fait avancer ma réflexion et elles donnent son sens à la phrase de Pierre Bourgault citée au haut de cette page Web:

«Il faut dire ce qu'on pense, ça aide les autres à penser.»

Bien sûr, comme me le rappelle amicalement Claude Chevalot, cela ne nous exempte pas, tous autant que nous sommes, de penser avant d'ouvrir la bouche...

© Richard Ste-Marie / 20 juin 2007

 

*(1)
Depuis que cette chronique a été pubiée ici, trois ans se sont passés et c'est bien 604 artistes et intervenants de la création visuelle que nous avons interviewés à l'émission. (8 nov. 2010)
Voir: radiomemoire.org

L'installation Réverbération
d'Yves Tremblay.
photo: Lucie Marcoux (VOIR)

L'exposition
est prolongée au Lieu

Site de Yves Tremblay

Article d'Alexandre Motulsky-Falardeau
(Voir / Québec / 14 juin 2007)

Lettre de Jean-Pierre Guay
au Voir

Lettre de Daniel Rochette
(Président, Les éditions Intervention)

Lettre de Richard Martel
au Voir

Réponse au Lieu
de David Desjardins
rédacteur en chef de Voir Québec

Réponse d'Yves Tremblay
à L'article de A. Motulsky-Falardeau

Rèponse de Claude Chevalot

Mea culpa
d'alexandre Motulsky-Falardeau

Réponse de Daniel Rochette

Claude Chevalot écrit

Ceci n'est pas une pipe
(blogue)

Voir Québec, l'installatiion,
Le Lieu et Marcel Duchamp,
take 2!!!
L'Interventioniste

En archives:

L'artiste, le public et le médiateur,
Chronique de Richard Ste-Marie
à l'émission Tout l'monde s'en fout pas
(avec François Lemay)
le 3 février 2002.
Pour écouter :

Interview de Richard Martel
Le Lieu / Inter
À l'émission L'Aérospatial
(avec Jean-Pierre Guay)
le 20 décembre 2006
Pour écouter :